The Voice  –  La Voix de son audimètre

Publié le 21 avril 2017

The Voice — La Voix de son audimètre

Par Diane Tell — le vendredi 21 avril 2017

 
Photo : Diane Tell

Ceux qui sont prudents — et les sages sont prudents ! — ne joignent leurs chaleureux applaudissements qu’aux acclamations de la multitude, qu’ils ne peuvent ni faire taire ni contester. William Hazlitt

Il y a tout juste un an, j’ai participé en tant que mentor à la quatrième saison de « La Voix ». Il s’agit de la version québécoise de « The Voice », programme créé par John de Mol, inventeur de la télé-réalité, cette plante invasive qui allait envahir l’espace vital des télévisions de toute la planète.

La chaîne de télévision québécoise TVA diffuse actuellement la cinquième saison de « La Voix » dont l’immense popularité rivalise avec celle des séries éliminatoires de la Coupe Stanley.

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photos : Diane Tell

Reprenons du départ.

En avril 2001, la chaîne française M6 donne le coup d’envoi au phénomène « Loft Story ». Le concept consiste à filmer H24 les faits et gestes d’un casting de jeunes personnes réunies pour leurs différences. Durant une période de 10 à 12 semaines, les candidats sont éliminés un à un jusqu’à ce qu’un couple de gagnants remporte le jeu.

Dans cette configuration, tous les dérapages sont permis quand ils ne sont pas scénarisés. La France découvre, s’insurge puis s’entiche pour Aziz, Philippe, Loana, Jean-Édouard, Kimy, David, Fabrice, Laure, Steevy, Julie et Christophe, les co-locs d’un appartement aménagé dans un studio de la Plaine Saint-Denis. Cobayes, au service d’une pratique médiatique encore au stade expérimentale, ils vivent en autarcie apparente – sans télé, presse, internet ou radio – sous le contrôle strict de la production qui édicte les règles et choisit la matière à extraire des captures effectuées par les 26 caméras et 50 micros installés dans toutes les pièces sauf les WC.

La coupure du reste du monde est bien sûr à sens unique. Les téléspectateurs sont invités à pénétrer l’intimité des lofteurs quotidiennement. Les internautes, dont je suis à l’époque, ont accès 24 heures sur 24, dans la limite du supportable, aux images balancées en vrac sur la toile encore précaire. La responsabilité d’éliminer les concurrents jusqu’à l’élection en grande pompe du couple idéal revient au public.

Les magazines people, exploitants naturels de gisements de potassage malsain, ne sont pas les seuls à exploiter le filon. Le très sérieux journal Le Monde traite abondamment du sujet juteux dans ses colonnes, s’évertuant de ne pas franchir sa ligne jaune éditoriale.

Quelques perles extraites des archives du journal Le Monde.

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31.03.2001 – Alexia Laroche-Joubert : « Les candidats de « Loft story » doivent avoir le sens des responsabilités »

Avant la mise à feu de la bombe Le Loft, la directrice du programme encore dans les tuyaux tente de répondre aux accusations d’Act Up qui reproche à la chaîne des « pratiques illégales et discriminatoires », en imposant aux candidats un test de dépistage du HIV.

12.05.2001 – Qui est dans le loft : des gens ou des souris ? 

Claude Huriet, professeur agrégé de médecine, ancien sénateur français (UDF) et ex-président de l’Institut Curie, n’y va pas avec le dos de la cuiller. Il affirme tout net qu’il s’agit en fait d’une expérimentation humaine qui ne dit pas son nom, d’une expérimentation au sens de la loi du 20 décembre 1988, « relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales » et cette loi, adoptée à la quasi-unanimité du Parlement, est aujourd’hui bafouée.

13.05.2001 – Le CSA se réunira lundi au sujet de « Loft Story »

Le conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) s’interroge sur d’éventuelles atteintes aux principes fondamentaux du respect de la personne humaine et du droit à l’image. Le Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples (MRAP) a écrit au président de M6 pour s’indigner de « propos racistes » tenus par une des pensionnaires du loft. Pour sa part, la ministre de la culture et de la communication, Catherine Tasca, a déclaré, vendredi sur Europe 1 : « Je trouve M6 et ses dirigeants d’un cynisme parfait par rapport à leurs responsabilités éditoriales. »

10.06.2001 – L’enfer, c’est le « Loft !

Marie-Hélène Brizet évoque Jean-Paul Sartre et se pose une très sérieuse question. Pourquoi ce rejet-fascination de l’intellectuel de base face à « Loft Story » ? Parce que l’émission nous renvoie avec cruauté une image de notre vide, en un minable remake du Huis clos sartrien ?

12.06.2001 – Kenza a vu « What a flash ! », le « Loft Story » oublié des années 1970

Le journaliste du Monde Daniel Psenny nous rappelle que tout a déjà été fait. Kenza, sortie du loft, assiste à la projection d’un film ressuscité par l’effet « Loft ». Trente ans avant « Loft Story » (…) le réalisateur Jean-Michel Barjol enfermait pendant soixante-douze heures, dans les studios Eclair à Epinay-sur-Seine –  (décidément la Seine-Saint-Denis est la terre promise au grand déballage) – une centaine d’acteurs, peintres, musiciens et chanteurs pour les besoins de son nouveau film « What a flash ! ». Parmi eux, de nombreux inconnus aujourd’hui célèbres, comme Jean-Claude Dauphin, Diane Kurys, Jean-Pierre Coffe, Jean-Claude Dreyfus, Maria Schneider ou Tonie Marshall, et d’autres qui avaient déjà fait leur place au soleil à l’instar de Bernadette Lafont ou de Pierre Vassiliu.

15.06.2001 – Patrick Le Lay provoque une enquête sur « Loft Story »

Nicolas de Tavernost et Patrick Le Lay, respectivement patrons d’M6 et de TF1, avaient conclu un pacte. Ils s’étaient promis de ne jamais laisser entrer le ver de « Big Brother » dans la cerise de la France. Malheureusement l’accord fut rompu. La haine concurrentielle provoquée par le succès du « Loft » a sans doute motivé Patrick Le Lay de conduire le parquet de Paris à ouvrir une enquête préliminaire sur des propos racistes et antisémites proférés, le 8 mai, par des locataires du jeu…

28.05.2002 – Beineix scrute le « Loft »

Le cinéaste Jean-Jacques Beineix se fend d’un documentaire, « Loft paradoxe », programmé sur la chaîne culturelle Arte un an après l’ouragan « Loft ». Il avait été parmi les premiers à s’emballer pour le « Loft », en mai 2001 (« Ce programme fait découvrir sur les jeunes d’aujourd’hui plus que des dizaines d’émissions qui, soi-disant, parlent de la jeunesse »). (…) Pendant plusieurs mois, il a rencontré des personnalités de divers horizons – politiques, journalistes, sociologues, philosophes – ainsi que des téléspectateurs anonymes, afin de confronter les opinions.

Le terme « télé-réalité » fit son entrée au dictionnaire Larousse en 2004. C’est dire la tournure universelle que prit la chose. Mais pour bien mesurer la force d’impact qu’eut cette émission sur la population française, laissons le mot de la fin à Stéphane Lepoittevin, journaliste au Parisien, qui, au lendemain de la grande finale décrit l’ambiance.

Le Parisien, le 6 juillet 2011 – Loana et Christophe, vainqueurs de « Loft Story »

Alors que toutes les lumières du loft venaient d’être éteintes, les lofteurs, les gagnants comme les perdants, n’avaient plus qu’une idée en tête : faire la fête. Et quelle fête, puisque M 6 avait appelé à la rescousse Jean-Paul Gaultier, Faudel, Yannick Noah, Jean-Marie Bigard, MC Solaar et l’ex-Spice Girl Geri Halliwell, qui attendaient le groupe dans une boîte parisienne. Le cortège de voitures eut quelques difficultés à se frayer un chemin jusqu’à ce haut lieu des nuits parisiennes. Sur les Champs-Elysées, on crut revivre l’élection de Jacques Chirac en 1995 ­ l’animateur de radio Max jouant sur sa moto le rôle du journaliste Benoît Duquesne ­ ou les grandes heures de la Coupe du monde. Ce fut carrément l’hystérie lorsque Loana descendit de voiture. Piétons, cyclistes et automobilistes accoururent alors vers elle pour l’embrasser. Arrivés, enfin, à la boîte de nuit et accueillis par des jeunes apollons torse nu, les lofteurs se mêlèrent aux célébrités. On a ri, chanté et dansé… jusqu’à cet instant où Jean-Edouard éclata en sanglots. C’était, sans doute, l’un des effets de ce « retour sur Terre » dont Benjamin Castaldi avait parlé.

La célébrité instantanée jetable venait d’être inventée.

« The Voice » est la dernière mouture d’une série d’émissions grand public au contenu en partie musical où des amateurs ou inconnus sont triés, auditionnés, sélectionnés, exaltés, présentés, jugés, coachés, relookés, primés, adulés, poussés, repoussés, éliminés et parfois signés s’ils terminent gagnants ou réussissent à se faire remarquer avant que les projecteurs fixés sur eux ne changent de point de mire. D’après les producteurs québécois, ils sont entre quatre et cinq milles à se présenter aux auditions organisées à travers toute la province pour chaque saison.

« The Voice, The Voice Kids, La Voix, La Voix Junior, Star Academy, Pop Star, Pop Idol, La Nouvelle Star, Britain’s Got Talent, La France A Un Incroyable Talent, X Factor », pour ne citer que les programmes à contenu musical, sont toutes cousines et descendance de « Big Brother » créé en 1999. Soyons fous. Posons-nous la question vertigineuse : combien de personnes sur la planète ont un jour tenté leur chance en s’inscrivant à l’un ou l’autre des castings organisés par les chaines de télévision depuis une quinzaine d’années ? Des centaines de milliers, des millions ? Du bon pain sur la planche pour les sociologues qui, comme Gabriel Segré auteur de « Loft Story ou la télévision de la honte : La téléréalité exposée aux rejets », sont nombreux à s’être penchés sur ces laboratoires de sciences humaines à portée de zapette.

Un jour il y aura plus d’artistes wannabe que de fans wannabuy. On y est peut-être déjà tout compte fait.

« The Voice », ou sa déclinaison « Voice Kids », a été créé dans plus de soixante pays. À raison de deux saisons par an aux États-Unis, avec une audience moyenne de 12 millions de téléspectateurs par épisode, NBC diffuse actuellement sa douzième saison. Le succès est spectaculaire. Quand l’audience suit, le programme reste. Les télé-crochets accrochent fort. Le public adore découvrir les talents cachés des garçons et des filles d’à côté.

Les témoins-stars et complices de ces émissions à la recherche de l’artiste-employé du mois en font des tonnes et le public en redemande. Il se sent sécurisé par la présence à l’écran de visages connus, d’artistes reconnus, de monstres consacrés des médias, des célébrités dont on ne sait plus trop ce que l’on sait d’eux, ni pourquoi on les aime ou pas.

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J’ai intégré durant quelques semaines l’équipe de l’artiste Pierre Lapointe, coach à « La Voix » du Québec depuis 3 ans. Parmi les concurrents qu’il a choisi d’emmener jusqu’en quart de finale en 2016, j’ai entendu d’authentiques signatures vocales. Le problème c’est que chaque équipe, chaque année a dans ses rangs ses champions et tous sauf un seront sacrifiés lors des duels, sur les champs de bataille ou au sprint final.

Ah ! Les candidats sont prévenus. Il va y avoir du sang d’encre et des larmes de crocodiles. Il ne s’agit pas d’un jeu mais d’une guerre glaciale. On n’est pas là pour se débattre dans une mare à canard boiteux. On est là pour briser la glace et se glisser dans la peau d’un aigle royal.

C’est un monde cruel où les duos sont des duels, la chanson une marchandise à livrer, le téléspectateur un vote qui se mérite et le coach un allié précieux.

« L’important c’est de participer ». Ben voyons. Tous ces chanteurs de quinze, vingt, trente ans ou plus, vus à la télé, ne sont pas là pas pour boucher un trou entre les pubs, ils veulent percer le plafond. Gonflés à bloc le jour, ils transpirent d’aspirations légitimes, veulent faire de leur passion un métier mais la nuit, ils n’en dorment plus. À force de porter leurs espoirs à bout de bras tendus vers des salles pleines imaginées les yeux fermés, le rêve devient lourd.

À désir égal, quels conseils, méthodes ou techniques pouvais-je sincèrement leur offrir ? Qu’est ce qui fait la différence entre la promesse d’un jeu de patience et la détresse d’un échec et mat ? Combien d’artistes, auteurs, musiciens, interprètes, compositeurs peuvent manger à leur faim dans un si petit marché ? Il y aura toujours beaucoup trop de candidats aux élections musicales. Une vérité difficile à dire et qui fait mal à entendre.

Si j’étais le producteur d’une émission comme « La Voix », en contrepartie du précieux contenu offert par ces apprentis chanteurs, sans lequel mon programme très populaire et de ce fait vendu très cher aux chaines de télé n’existerait pas, je proposerais à tous les participants de suivre une formation parallèlement au tournage, quelle que soit leur durée d’exposition à l’antenne. Tous les aspects du métier y seraient évoqués, traités, décortiqués, expliqués, vulgarisés : les contrats, le droit intellectuel, le droit d’auteur, les sociétés de gestion, la scène, les aides et autres subventions, la communication, la production, la réalisation, le répertoire et tutti quanti. Les jeunes quitteraient l’aventure avec un peu plus dans leur vanity-case que leurs yeux pour pleurer et de nouveaux amis Facebook. Ils rentreraient chez eux avec un petit bagage business, un kit de construction de carrière, un livre à colorier leurs idéaux. De quoi leur occuper l’esprit durant la déprimante phase du téléblues.

Ah ! Si j’étais le producteur. Je ne suis même pas coach, juste mentor. Une personne servant de conseiller sage et expérimenté à quelqu’un. Mon premier conseil à un jeune talent serait : sois sage en affaire, expérimente en musique et non l’inverse.

Je ne suis pas le producteur et former de jeunes chanteurs au métier d’artiste n’est pas non plus le concept de l’émission. La raison d’être d’un tel programme diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne populaire, est de faire le plus d’audience possible afin de vendre cher un espace publicitaire. C’est tout, c’est clair et il n’y a pas de mal à cela. Les candidats sont les acteurs interchangeables d’une pièce de théâtre qui se joue et se rejoue de saison en saison, d’un pays à l’autre, reproduisant le même scénario avec ses joies et ses drames. On pourrait dire la même chose du football ou du hockey. Les joueurs sont les acteurs interchangeables d’un match qui se joue et se rejoue de saison en saison, d’un pays à l’autre, reproduisant le même scénario avec ses buts et ses échecs. Vu d’un œil non partisan, tous les matchs se ressemblent ; déjà entendu d’une personne à l’oreille réticente tous les artistes de « La Voix » chantent pareil. Sans la complicité du public, le spectacle n’est que simulacre. Pas d’exhibition sans voyeur.

Ces concepts rassemblent un maximum de gens, suscitent l’intérêt de nombreux publicitaires et rapportent beaucoup d’argent aux producteurs et aux organisateurs. Évidemment, les sportifs professionnels gagnent beaucoup mieux leur vie que les candidats ; « La Voix » étant un sport de combat amateur.

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Je n’ai pas vu en direct, ni visionné en différé les émissions montées auxquelles j’ai participé. Je ne sais pas ce qu’ils ont bien pu garder des dizaines d’heures de bla-bla que nous avons enregistrées dans les coulisses des primes. Après chaque tournage en public, dans un petit studio installé à l’écart, on nous demandait de réagir face caméra, aux prestations de tous les candidats y compris ceux des autres équipes. Nos premières rencontres avec les artistes avaient bien sûr été filmées et à nouveau commentées. On nous avait remis de longues fiches sur les participants de notre équipe, où nous étaient révélés les détails les plus intimes de pénibles et violentes expériences mal vécues. J’imagine sans peine les interminables entretiens enregistrés qu’ont pu mener les recherchistes dans le seul but de leurs arracher ces croustillantes révélations. Le fantôme de « Big Brother » veille au grain. La bête audimat raffole de ces gros morceaux lâchés dans la douleur. Ça pimente le spectacle que l’habitude rend toujours plus fade.

Un jeune talent peut-il sereinement prendre part à cette entreprise à haut risque sans y laisser sa peau ? Oui, s’il ne perd pas de vue les dangers de l’exercice et sait profiter de tous les avantages qui s’offrent à lui. C’est juste une expérience parmi tant d’autres, et rien d’autre.

Stéphanie St-Jean, gagnante de la saison quatre de « La Voix » annonce la sortie de son premier album le 5 mai prochain, plus d’un an après sa victoire, à la veille de la finale de la saison 5, chez Production J, maison productrice du programme télé.

 

À voir Diane cause the voice